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Une course pour la vie

Geraldton, nord de l’Ontario, 12 janvier 1931

Que faisons-nous ici, à la glossaireGare :ensemble de bâtiments et d’installations liés au chemin de fer. au milieu de la nuit?

Les cinq autres Huskies :race de chiens. de mon équipe doivent se poser la même question. D’habitude, lorsque nous venons à la gare, c’est pour partir en train afin d’aller prendre part à une course dans une ville éloignée. En six ans, j’en ai connu plusieurs : à The Pas, au Manitoba, à Québec et ici et là aux États-Unis.

Marc-André, mon maître, prononce mon nom, le mot inuktut qui veut dire « lait ».

— Immuk! On part bientôt.

Marc-André accepte une boîte de bois que lui tend un homme à travers la porte ouverte du wagon de train. Il la range dans le glossaireTraîneau :moyen de transport conçu pour être traîné par un ou plusieurs chiens. et l’attache à l’aide de cordes.

— Cette course, dit l’homme du train, tes chiens et toi devez la gagner à tout prix.

En entendant le mot course, je deviens tout excité. Nous allons enfin courir! Notre équipe n’a pris part à aucune course depuis l’hiver dernier.

Marc-André monte à l’arrière du traîneau.

« Allez, les amis! commande-t-il. On se rend à Cap Croche. »

Cap Croche est une communauté très isolée, située à 250 km au nord d’ici. D’habitude, pour une course de cette distance, le traîneau aurait une lourde charge d’équipements et de glossaireProvisions :nourriture. C’est donc surprenant que le traîneau soit si léger et qu’il glisse si facilement.

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Deux heures après notre départ, il commence à faire jour, mais il se met à neiger. En plus, le vent s’élève. Encore une autre de ces tempêtes hivernales qui se glossaireSuccèdent :se suivent. depuis des semaines! Nous avançons sur une rivière gelée. Il fait très froid. À l’occasion, je sens le changement de poids du traîneau lorsque Marc-André en descend pour courir et se réchauffer.
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Nous finissons par entrer dans la forêt. Même si traverser les bois est plus difficile qu’avancer dans l’espace ouvert, sur la rivière, les arbres, au moins, coupent le vent. Peu après, nous quittons la forêt pour parcourir un grand lac. Autour de nous, il n’y a que du blanc, car la neige glaciale tombe à une allure folle. Par un temps pareil, notre maître devrait nous ramener vers la glossaireBerge :bord d’un cours d’eau. pour qu’on se mette à l’abri dans les bois.

« Allons, les amis! »

Qu’est-ce qui pousse Marc-André à continuer? Cette course n’est vraiment pas comme les autres.

Malgré le glossaireBlizzard :vent glacial et violent accompagné de tempêtes de neige. nous progressons jusqu’à la tombée de la nuit. Nous sommes épuisés. Finalement, notre maître nous guide vers les bois. On profite de la protection des arbres pour prendre du repos. Pourtant, Marc-André ne s'y installe pas pour la nuit. Il nous donne à manger. Lorsqu’il me tend un morceau d’orignal séché, je l’avale tout rond. Marc-André me flatte en parlant doucement.

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« Je sais que je vous en demande beaucoup, Immuk, mais cette course en est une contre la mort. À Cap Croche, la communauté compte sur nous. Nous transportons un vaccin qui peut sauver la vingtaine d’enfants là-bas atteints de la glossaireDiphtérie :infection respiratoire. Si l’on n’arrive pas à temps, cette maladie va les tuer. »

Je le regarde d’un air glossaireHébété :surpris. Maintenant, je comprends la raison pour laquelle notre maître nous pousse à fond. Je ferme les yeux et, malgré le hurlement du vent, la fatigue m’entraîne dans un sommeil profond. 

Lorsque Marc-André nous réveille, il fait toujours noir. Même si la neige et le vent n’ont rien perdu de leur force, nous reprenons la route.

Au lever du jour, nous nous trouvons de nouveau sur une rivière. Nous avançons à glossairePas de tortue :pas très lents. dans le blanc total. On s’arrête un moment. Je me retourne pour constater que Marc-André glossaireScrute :observe. l’horizon. Ce voile blanc l’empêche de bien s’orienter.

Je glossaireHume :sent. l’air où flotte une odeur inhabituelle : la senteur des pins. Nous sommes près d’une glossairePinède :forêt de pins. ce qui est rare dans ce bout de pays. Je me souviens que la route pour Cap Croche passe par une pinède.

Je me mets à aboyer et à sauter. Je tire l’attelage dans la direction d’où me parvient l’odeur du pin.

Marc-André se fie à moi, sa chienne de tête. Bientôt, nous voilà à la pinède.

« Bravo, Immuk! s’écrie-t-il . Je reconnais cet endroit. »

Nous traversons la pinède pour atteindre une autre rivière. La chance nous sourit enfin, car le vent, tout comme la neige, diminue.

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***

Nous avançons avec glossaireEntrain :énergie. À ce rythme, nous atteindrons Cap Croche à la tombée de la nuit. Nous atteignons un lac où le vent a balayé presque toute la neige. La glace, totalement exposée, forme une patinoire lisse et froide.

Même avec nos bottes de cuir, poser la patte sans déraper, c’est tout un défi. Derrière moi, deux membres de l’équipe tombent et se relèvent avec difficulté.

Marc-André peine à garder le traîneau pointé vers l’avant. Il glisse d’un côté ou de l’autre. Notre maître descend à côté du traîneau pour courir en le poussant. Soudain, je l’entends crier. Il a dû tomber. J’arrête l’équipe en catastrophe. À une dizaine de mètres derrière nous, je discerne la forme de notre maître allongé sur la glace. Les cinq autres et moi, nous jappons très fort.

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— Marc-André, lève-toi! hurlons-nous dans notre parler de huskies.

Après quelques longues secondes, Marc-André finit par réagir. Très lentement, il se lève et regagne le traîneau. Je peux voir qu’il saigne du front.

— En avant!

Entendre sa voix me soulage. L’équipe reprend le trajet. Peu après, nous quittons ce lac dangereux, traversons la forêt et accédons à une autre rivière. Heureusement, celle-ci est recouverte d’une bonne couche de neige tapée, une surface parfaite pour nous.

Marc-André arrête le traîneau pour nous offrir du poisson séché. Manger nous fait le plus grand bien.

Mon maître s’agenouille à mes côtés pour me rassurer.

« Un dernier coup de cœur, Immuk, nous sommes presque arrivés! » 

Je remarque qu’il ne saigne plus, mais une plaie rouge occupe une bonne partie de son front. Il a l’air encore plus fatigué que moi et plutôt pâle.

En se levant, il glossaireChancelle :manque d’équilibre. un peu. Je m’inquiète pour lui.

***

Les dernières lueurs du jour disparaissent. Je remarque des signes d’activité humaine : des pistes, des arbres coupés et un feu de camp. Nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres de notre destination. Comme à chaque fin de course, un second souffle me redonne de la glossaireVigueur :avec force et énergie. Marc-André nous encourage, mais sa voix s’affaiblit.

Maintenant, nous courons sur une vraie piste qui serpente à travers les bois. Au moment où nous sortons d’un virage étroit, Marc-André hurle :

« IMMUK! UN ORIGNAL! »

Et là, juste devant moi, se dresse l’énorme bête qui a l’air aussi surprise que moi. L’orignal glossaireÉpouvanté :effrayé, terrifié. passe à l’attaque en soulevant ses grands sabots. L’un de nous va se faire écraser!

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Sans réfléchir, de toutes mes forces, je tire l’équipe brusquement du côté droit. Les sabots de l’orignal glossairePiétinent :s’agitent sur place en frappant les sabots contre le sol. la neige juste à côté. Nous filons à toute allure pour nous éloigner de la menace en jappant furieusement.

Heureusement, l’orignal doit se rendre compte que nous ne lui voulons aucun mal et ne nous poursuit pas. Après une autre minute de cette course folle, je m’arrête pour reprendre mon souffle.

En me retournant, je vois que notre maître, immobile, est couché sur le traîneau. Sa position et son absence de réaction me font croire qu’il a perdu connaissance ou qu’il…

Je me mets à aboyer. On ne peut pas rester ici dans l’obscurité. Il faut foncer et suivre la piste jusqu’au village.

« Allons-y, les amis! »

Mes jappements réveillent les membres de l’équipe, glossaireExténués :épuisés. Ils savent que c’est moi la chienne de tête. Je n’ai pas besoin de me répéter. Fouettés par la faim, la fatigue et la peur, nous repartons à vive allure.

***

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Dès que nous passons devant les premières cabanes de Cap Croche, les chiens de la communauté se mettent à japper pour nous souhaiter la bienvenue. Puisque je ne sais pas où livrer notre précieux cargo, je m’arrête. Les autres et moi répondons aux chiens du village.

Un homme attiré par ce concert d’aboiement sort d’une des cabanes. En voyant le traîneau, il se précipite vers nous en criant :

« C’EST LE TRAÎNEAU DE MARC-ANDRÉ! »

Nous, les huskies, avons fait notre travail. Le reste, les êtres humains devront s’en occuper… s’il n’est pas trop tard.

***

Trois jours plus tard...

« Un meneur de chiens de Cap Croche sauve dix-huit enfants. »

Assis à côté du poêle à bois, Marc-André lit, pour la centième fois, le titre de cet article paru dans un grand journal de Toronto une semaine après notre retour de Cap Croche.

Ses chiens et lui y sont décrits comme des héros. Grâce à leurs efforts, les vaccins ont pu être administrés aux enfants malades juste à temps.

À Cap Croche, le grand frère de Marc-André l’a tiré du traîneau où il s’était évanoui. Il l’a tout de suite mis dans un lit chaud et, grâce à ses soins, au bout de trois jours, notre maître était prêt à rentrer à Geraldton avec nous. En prenant notre temps, bien sûr.

Marc-André a une petite cicatrice sur le front, mais il s’est entièrement remis de sa blessure.

Des coups sont frappés à la porte. Je rejoins mon maître qui va répondre. Il accepte une lettre du facteur, puis retourne s’asseoir. Il ouvre l’enveloppe et, tout en lisant, il passe sa main sur ma tête.

« Immuk! Cette lettre vient du comité organisateur des Jeux olympiques d’hiver, ceux qui vont avoir lieu à Lake Placid, aux États-Unis, l’année prochaine! »

Intriguée, je tends l’oreille.

« Des gens du comité ont eu connaissance de notre course victorieuse contre la mort. Le comité a par la suite décidé d’ajouter des courses de traîneaux à chiens aux Jeux comme sport de démonstration. Il m’invite à y prendre part avec mon équipe! »

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J’ai compris le mot magique : course. Je me mets à sautiller sur mes quatre pattes et à aboyer de joie.

FIN

Photo de Daniel Marchildon, écrivain.
credit Mike Guilbautl

Auteur

Daniel Marchildon écrit pour les petits et les grands depuis plus de trente ans. Il a signé 12 romans pour jeunes et 5 pour les adultes. L’auteur habite à Lafontaine, près de la baie Georgienne, à 160 km au nord de Toronto. En 2024, il a publié deux livres aux éditions David : Pigeons de fortune (pour les 9 à 13 ans) et L'étonnant cas de Nico, co-écrit avec Micheline Marchand (pour les 14 ans et plus).

Consultez sa page Web : https://danielmarchildonauteur.wordpress.com/.

patrick bizier

Illustrateur

Bachelier en arts plastiques, Patrick Bizier travaille dans le domaine de l’illustration depuis plus de 30 ans, tant en publicité que dans l’édition. Il a aussi réalisé deux bandes dessinées, L’Amiral et l’Andouille (tomes 1 et 2), ainsi qu’une collection destinée aux tout-petits.
Illustration d’un glossaire.

Glossaire

  • Berge : bord d’un cours d’eau.
  • Blizzard : vent glacial et violent accompagné de tempêtes de neige.
  • Chancelle : manque d’équilibre.
  • Diphtérie : infection respiratoire.
  • Entrain : énergie.
  • Épouvanté : effrayé, terrifié.
  • Exténués : épuisés.
  • Gare : ensemble de bâtiments et d’installations liés au chemin de fer.
  • Hébété : surpris.
  • Hume : sent.
  • Huskies : race de chiens.
  • Pas de tortue : pas très lents.
  • Piétinent : s’agitent sur place en frappant les sabots contre le sol.
  • Pinède : forêt de pins.
  • Provisions : nourriture.
  • Scrute : observe.
  • Succèdent : se suivent.
  • Traîneau : moyen de transport conçu pour être traîné par un ou plusieurs chiens.
  • Vigueur : avec force et énergie.